D’habitude à cette heure, tout est très calme. Mais ce soir c’est différent, j’entends du bruit venant de la rue de derrière. Je vais aller voir, de toute manière j’ai pas grand chose de mieux à faire.
Je reconnais la voix de Gros Bouchon. Ce gros con de Gros Bouchon. J’ai jamais pu le sentir ce chat là... Il y a des nuits de cela, il a chassé ses propres frères et sœurs du territoire afin d’en avoir l’exclusivité. J’entends un deuxième chat. Je ne le reconnais pas... Ils ont plus l’air d’avoir envie d’en découdre que de trouver un terrain d’entente. Revoilà ce foutu oiseau. Les poubelles valsent, je ferais mieux d’aller voir ce qui se passe. Ce foutu piaf attendra.
C’est bien ce que je pensais... C’est la bagarre là-bas. Gros Bouchon n’a pas volé son nom. Qu’est ce qu’il est gros ! Ces deux-là ne jouent définitivement pas dans la même catégorie. De toute évidence, ce ne sera pas un beau combat. Je devrais peut-être empêcher Gros Bouchon de toucher ce pauvre petit gars.
Le p’tit a un regard qu’il ne m’avait jamais été donné de voir. Pas le regard de celui qui a peur, non ! Plutôt le regard de celui qui accepte la fatalité. Le regard de celui qui est tétanisé et qui ne laisse apercevoir aucune autre fin que LA fin. J’avais pas laissé un assommeur dans le coin ? Gros Bouchon n’a pas l’air d’en être bien loin.
Je devrais pas avoir trop de mal à viser Gros Bouchon : il est si massif... J’ai jamais trop compris pourquoi on trouvait des plantes dans des boites. Mais là, faute de compréhension, ça avait au moins le mérite de m’être utile. Je sais quel bruit fait le bois, mais j’ai aucune idée de quel bruit fait le bois sur un énorme chat. Allez, salut l’ami !
J’arrive pas à savoir si p’tit père passe maintenant le plus beau jour de sa vie ou s’il espérait quand même pouvoir en placer une ou deux.
Bon... je ferais bien de trouver un moyen de descendre d’ici moi... Je me demande si le piaf est encore dans le coin.
Le silence. Après ce chaos incroyable, tant dans ma tête qu'autour de moi, plus un bruit. En un instant, le monstre est étalé sur le sol. La poussière remplit la rue, mon esprit, lui, se vide. Pétrifié d'abord par ce monstre puis par ma chance, le rat a pu s’enfuir. Peu importe ! Comme lui, je l'ai échappé belle. Dire que je me le disais pendant ma poursuite : “tu vas trop loin”. Je vais toujours trop loin de toute façon. Je m'en fous, il faut que je bouge.
Le rat s’est déjà barré, et moi je peine à m’activer. Comme d’hab, dés que l’émotion me gagne je suis tétanisé. Cette fois-ci je ne raisonne pas mes pattes. Pas moyen, elles sont tétanisées. Il a du courage ce rat, lui au moins à défaut de courir, il essaye. Et moi ? Je reste bêtement là, comme si mon histoire s'était terminée quelques secondes plus tôt, face à la bête.
J’entends bouger.
Mes pattes me trahissent, mais pas mes sens. Toujours surpris. Le bruit a dû attirer du monde, je dois m’activer. Mon ouïe laisse place à ma vision, une silhouette descend du toit.
La nuit tombe, je me demande ce qui m’a pris le plus de temps finalement. Est-ce que c’est cette gouttière ou ce match perdu d’avance et gagné par surprise ? Bon, quoi qu’il en soit c’est l’heure où les petits poilus sortent. C’est un bon timing.
P’tit père n’a pas l’air de s’être tiré. Qu’est-ce qu’il fait encore là lui ?
— Allez ! Tire toi !
— Je respire un peu et je m’en vais.
— Qu’est-ce qui t’a pris de t’aventurer ici ?
— La chasse, tout simplement. Je pensais faire vite et disparaître. Maintenant j’ai tout perdu, je ne sais pas ce que je vais manger.
Devant moi, je vois son vieux rat agonisant qui essaie de s’enfuir. Il devait vraiment avoir faim p’tit père...
— C’est ça que tu cherches ? lui demandais-je en rattrapant son amuse-gueule
— Merci.
Il ne peut s’empêcher de commencer à manger.
— C’est toi qui as fait tomber ces caisses sur ce dingue ? C’était impressionnant, j’ai bien cru que j’allais y passer. Je n’en peux plus de ce danger permanent, mon enfance me manque.
Je sais pas trop ce qu’il me raconte mais là, la nuit tombe, j’ai faim et... C’est quoi ce bruit ? Encore ce Piaf, un jour je t’aurai…
— Est-ce que je peux rester ? il reprend.
L’oiseau s’envole…
— Sans toi, j’aurais servi de repas. Laisse moi te remercier, je t’aiderai pour ton territoire, pour la chasse. Tu mangeras toujours en premier.
Impossible pour p’tit père de cacher son ronron à ce moment précis.
— Et puis je suis loin de chez moi maintenant, la seule idée de rentrer seul à cette heure du jour après ce qui s’est passé me donne le tournis.
L’idée même de me le coltiner me rebute, mais lui refiler les corvées me séduit assez.
— Si tu veux rester avec moi, c’est seulement parce que TU le veux, souviens t’en !
— Compris !
C’est de loin le chat le plus inoffensif que je rencontre. Il devrait pas prendre trop de place.
— Reste mais fais-toi petit !
Les ronrons de p’tit père me montent déjà à la tête.