Quatre jours sans se dorer les moustaches à l’aise au soleil ça peut paraître long. Mais ça fait aussi quatre jours que je m’affûte, que je comprends mieux mon instinct. Et puis… chasser à la volée sans avoir à se soucier des limites imposées par son territoire, c’est pas mal. John est impressionnant. Quelle que soit la situation, il a le bon réflexe, la bonne réaction. Toujours à l’affût, toujours prêt mais jamais drôle. J’ai pourtant essayé plusieurs fois de le dérouiller, mais rien n’y fait. Je l’aurai à l’usure. Il croit que je ne l’entends pas, mais il est en boucle sur un foutu oiseau. Je me dis qu’il a la mécanique qui se détraque. J’ai jamais vu d’oiseau ! Je me demande si la rouille n’est pas allée un peu trop loin.
Mais c’était lui ou personne. Je me suis laissé porter et pour le moment, pas de regret.
Il me surprend le petit père. Il est doué, malin et rapide. Mais encore un peu lourdingue dans ses déplacements. C’était comme s’il s’était résigné à ce que les choses s’imposent sans avoir d’autre choix que de les accepter. Accepter… oui pourquoi pas, quand on est seul et qu’on ne dépend que de nous ! Le monde continue de tourner, tout le monde ici se bat pour survivre. Quand la recette ne fonctionne pas, on change les ingrédients. Il n’y avait plus rien à manger sur notre territoire. Tôt ou tard on se serait retrouvés à court, ou on aurait fini par se faire évincer. Ici, comme tout le monde est à croc, ça aurait mal fini.
Mais c’était lui ou personne. Je me suis laissé porter et pour le moment aucun regret !
Tandis que nous avançons sur ce large parterre d’asphalte, les maisons ont cédé leurs places à un horizon incroyablement vide. Sur le chemin nous apercevons des rangées entières de colosses d’aciers, ces mêmes colosses qu’on trouvait de part et d’autres de la chaussée à la jonction des territoires. Je ne sais pas si je l’ai rêvé ou si c’est réellement arrivé, mais j’ai l’impression d’en avoir déjà vu bouger. Et avec quel vacarme ! Je ne sais pas de quoi ces bêtes se nourrissent mais ça doit être difficile de faire le plein quand on est aussi bruyant.
Sorti de nulle part, l’oiseau est juste là, devant moi, trônant fièrement sur un géant d’acier bien plus imposant que les autres.
— Ne bouge plus !
— Alors tu disais vrai ! Il est magnifique ! me sort-il d’un air bipède.
— J’irai pas jusque-là. Il a l’air appétissant mais j’en ai déjà vu des plus beaux.
— Et pourquoi vouloir l’attraper ?
— Ça fait au moins six ans que je suis dans le coin, six ans qu’il est là, toujours collé à mes basques. Six ans, que peu importe où je me rends, il est là, à me regarder et à me narguer. J’ai besoin de personne et certainement pas d’un oiseau à mes côtés. Je suis né seul, je me suis fait seul et je finirai seul. »
— T’as décidé de finir seul, mais en attendant je suis là !
— Merci de me le rappeler...Et tu comptes m’aider à l’attraper pour autant ?
Cinglant. Mais pas de place à la discute, John se lance. Il a attendu que le piaf tourne la tête, c’est pour ça qu’il ne me laisse pas le temps de répondre. Allez ! je le suis et cette fois je le tiens. John ondule avec ses sauts à travers les obstacles, c’est fluide. On sent qu’il gagne du terrain, la patte est sûre à mille pour cent. Et ça, sans lâcher l’oiseau du regard. Lui, il vole. Mais il fatigue. Pas un gros voyageur visiblement. Alors que John repasse au sol pour la jouer discrètement, l’oiseau se pose. C’est bien vu, le gros colosse lui cache la vue. John est devenu invisible.
Je bondis sur le museau du petit colosse afin de gagner de la hauteur et de pouvoir accéder au museau du plus gros, celui sur lequel l’oiseau trône. Alors que je prends l’ultime appui, je sors mes griffes et envisage déjà les endroits où celles-ci lui feront un beau collier. Cette fois-ci, c’est la bonne. Je suis en l’air, tout se passe comme prévu, mais j’entends un bruit parasite qui capte mon attention. Je tourne la tête pour regarder et je réalise immédiatement la connerie que je viens de faire. Je m’écrase contre la vitre du géant de métal dans un vacarme assourdissant.
Non ! Impossible de me retenir, je ris aux éclats. Je sais qu’il sera vexé, mais quelle action ! C’est rare. Rare qu’il se plante de la sorte. En même temps, il est pas net cet oiseau. Il a quelque chose. Dans son air, sa posture, je ne sais pas. On a l’impression qu’il savait que John glisserait. Sans rien dire, en boitillant à peine, John suit l’oiseau en direction de ce gros bâtiment bleu.
Bleu. J’aime bien le bleu.
Tout est allé trop vite, je fatigue, j’ai chaud, mais j’ai encore une chance. Pas le temps d’attendre Poire ! Qu’il se bouge !
Le paradis, miiiiiiahahahou, j’adore mon territoire. Il est vaste, complexe. Idéal pour la chasse. Seul un petit trou permet d’entrer ou de sortir vers le monde dangereux.
C’est par ce trou que je suis entrée avec ma mère et que je l’ai vu partir pour la dernière fois. C’est aussi par ici que ma nourriture vient à moi. Malheureusement, c'est aussi par là qu’ils entrent : les autres...
Jusqu’à présent, je ne suis tombée que sur des chats amincis par la faim, des faibles du dehors, des ombres pathétiques. Les plus malins ont fui en sentant que le territoire était occupé. D'autre, j'imagine, regrettent le jour où se retrouvant face à mes yeux brillants et mes griffes affûtées, n'ont pu que prendre leurs pattes à leur cou tout en récoltant au passage de nouvelles cicatrices. Mais il arrive que, de temps en temps, certains mâles ridiculement fiers, malgré leur évidente infériorité, tentent de me prendre MON merveilleux territoire. J’ai dû tristement mettre un terme à leur misérable vie. J'ai eu de la chance jusqu’à présent, aucun ne s'est révélé être un véritable danger. Car si un jour il entre ici un monstre que je ne peux maîtriser, alors je devrai fuir et ressortir par le petit trou.
Je n'aime guère tuer mes congénères, mais j'adore chasser, ça oui. Miiihahahouu ! Je suis faite pour ça, j'ai les plus belles griffes du monde. Affûtées, brillantes et incroyablement efficaces pour tuer. C'est de l'entretien c'est sûr, des heures à détruire les nombreuses “boites moelleuses”, les beaux dessins de murs en papier. Mais rien ne me satisfait plus que de mettre en lambeaux les tissus suspendus ! Miiiihahahaou !! Je suis la Reine de ces lieux. Je connais les moindres recoins de ce labyrinthe insensé et si je le souhaite, je peux avancer ici sans jamais mettre une patte au sol. Seul un oiseau pourrait m’échapper. Et du perchoir le plus haut de mon temple, je vois tout. D’ailleurs, c'est parti. Voilà maintenant quelques minutes que j'ai repéré l'intrus : une salamandre inconsciente venue se reposer à l'ombre de ma demeure. Elle ne sait pas encore qu'elle vient de devenir ma proie. Je me décide à l'approcher doucement, elle est au sol et je la domine de plusieurs étagères. J'avance à pattes de velours en évitant de faire tomber quelque chose susceptible de me faire repérer.